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Comme tous les artistes disparus prématurément, Pino Pascali fait figure de héros tragique, et parler de son œuvre est un peu comme entrer dans une légende. Qui dit légende dit injustice : des personnages aussi illustres que Ileana Sonnabend et Pierre Restany ont visité son atelier à la fin des années 50, mais sa carrière n’en a pas pour autant, semble-t-il, bénéficié. Un an après sa mort (1968), Germano Celant ne lui consacre pas un mot dans son livre de référence sur l’Arte Povera.
Et pourtant de son vivant, à l’occasion de ses expositions devenues mythiques à la galerie l’Attico, Pascali séduit d’emblée ses jeunes contemporains, imposant le premier des œuvres constituées d’éléments naturels (eau, terre) et le concept même d’œuvre « éphémère », utilisant objets et matériaux tels que le foin, la paille de fer, la brosse de nylon, les pièces d’automobile, les ustensiles de cuisine, etc.
Autre caractéristique de la légende : on dit de Pascali, enfant turbulent, que seule une activité manuelle pouvait le calmer. Il en a certainement gardé le goût de l’aspect concret des choses qu’avant tout il manipule et donne à toucher plutôt qu’à voir. Rien en effet de représentatif ou d’évocateur dans ses œuvres. La force de son art est d’être empirique. Sa démarche est celle d’un forcené.
En reconstituant La mer avec des vagues immobiles, des Armes inoffensives aussi vraies que nature avec toutes sortes d’objets récupérés, des Animaux dont les formes allusives saluent Arp et Brancusi (« fausses sculptures », précise-t-il), Pascali ne rêve pas ingénument d’un « retour à l’état de nature » ; il ambitionne de « refaire l’organisation du monde à partir de l’art » (Beuys à propos de Palermo).
L’audace de Pascali est ludique et la logique de ses inventions paradoxale, donc infaillible. Là réside l’évidente nouveauté de sa démarche. Il ne s’attarde jamais. Il a plus d’idées que de temps matériel pour les réaliser. Ce qui advient de sa pensée singulière n’est que la part visible d’un immense iceberg. Pascali convoite l’excès et le rend accessible : la matière avec le mouvement et non pas contre, l’énergie.
Ce sont les valeurs des Futuristes, de Boccioni par exemple, auquel il convient de le relier plus que tout autre artiste de l’Arte Povera. Les premiers textes qui lui sont consacrés citent d’ailleurs abondamment Marinetti, dont il n’a cependant retenu ni le lyrisme, ni l’idéalisme.
Il ne suffisait pas à Pascali de fabriquer des objets et de les exhiber mais, tel un Dinosaure, d’en bousculer l’ordre, jusqu’à « teindre la mer » et « y tracer des images ». Très précisément fidèles et très précisément infidèles à leur référent, ces objets sont insituables. Chez Pascali, il n’y a pas de différence notoire entre l’objet et l’idée.
Pour lui l’art est un jeu. La preuve, il s’y consacre entièrement. Un jeu sérieux dont il définit la méthode et le sens : « Expérimenter les choses pour les connaître et les dépasser. »
Bien sûr Pascali se prend à ce jeu (son jeu) et accorde ainsi la plus grande importance à ce sur quoi il bute dans le cours de son activité. Tant de résistances (des êtres, des objets) l’intriguent, forcent sa curiosité. Les animaux par exemple. Pascali les préfère aux choses créées par l’homme. Les animaux sont certes proches de l’homme mais, du fait de cette proximité, ils font exister un univers incongru, irréel, que curieusement ils s’inventent à l’intérieur du nôtre.
Cette incongruité, Pascali la voit. L’étrangeté de certaines formes, de certaines situations voire de certains êtres, est ce dont il a voulu rendre compte. Il n’aime pas « le naturel » : ce que par habitude nous acceptons comme définition de la réalité. Il ne lui serait pas venu à l’esprit d’extraire de la vitrine d’un magasin un objet pour le présenter tel quel dans une galerie. Son art n’est pas d’attitude.
Pino Pascali, Colomba della Pace, 1965
Ses Armes sont construites à l’identique et grandeur nature : reconstitution que l’on peut juger dérisoire mais qui équivaut, ce n’est pas indifférent, à la reconstruction d’une image. Les objets qu’il conçoit, parce que ce sont des sculptures, font exister des images comme autant de transfigurations.
« Ce rhinocéros-là n’est pas un rhinocéros tout court : il a une forme que j’ai cherchée pour ne pas la chercher, pour qu’elle ait dans sa structure cette forme de rhinocéros. » L’art de Pascali n’est pas un art d’évocation mais de représentation. Le représenté (ce qui est perçu) prend le pas sur le représentatif (pensée, affection, volonté). Ainsi a-t-il dépensé sa courte vie à tenter, selon ses propres termes, de « sauver ce qui pouvait l’être d’une forme ».
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Paru dans Plus 3/4, Les Presses du Réel, 1987
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