[Soo Kyoung Lee : Comment se forme une présence sur une surface. Entretien]

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Picasso disait : « Je ne peins pas ce que je vois,  je peins ce que je pense. » Si une peinture n’est pas l’expression de ce que le peintre voit et qu’elle n’est pas non plus strictement une expression de sa pensée, quel es son sujet ? Quel est le tien ?

Dans le temps de l’épreuve picturale, je suis devant la surface comme face au vide. Les heures s’enchaînent sans qu’il ne se passe rien ; je ne vois plus rien, puis, soudain, un surgissement… Dans le cours du travail, penser et agir sont simultanés. La pensée se dévoile progressivement dans l’action de peindre. Le décalage entre penser et voir est très étroit. Une action en entraîne une autre, les couleurs se confrontent et s’harmonisent dans un cheminement qui mène à l’œuvre.

Selon Pierre Bonnard, l’œuvre d’art est un « arrêt du temps ». La peinture a-t-elle la faculté d’arrêter, notamment le temps ?

Pour moi, ce n’est pas l’œuvre qui arrête le temps, c’est notre regard qui s’arrête devant l’œuvre et nous donne accès à un temps universel. Celui que je passe à construire une œuvre est, lui, singulier ; il devient matière à part entière. Je chemine dans ce temps nourri par l’histoire de l’art mais aussi par les intuitions : c’est un fil d’Ariane qui me guide. Ce temps me bouscule, me contrarie et me pousse vers des territoires inconnus.

Le tableau est-il terminé lorsque la peinture s’interrompt ? Ce qui constitue le tableau, est-ce cela que la peinture arrête et qu’elle rend visible ?

Le tableau débute lorsque la peinture s’arrête. Je le termine quand il apparaît à mon regard, à la fois évident et intriguant. Il se détache de mes épreuves picturales comme un objet de pensée et devient autonome. La peinture s’arrête et le tableau commence à se dévoiler. Paul Klee comparait l’artiste à un arbre : l’arbre se nourrit à partir de ses racines ancrés dans la terre ; sa sève engendre des fruits, les essences de tous ces processus. Ce qui m’intéresse, c’est le décalage entre ce qui relève de la substance concrète, au sens de la matière du tableau, et ce que celui-ci laisse entrevoir, deviner ou devenir comme dépassement.

N’est-ce pas dans ce « décalage », qui ouvre sur un « dépassement », que se situe le sujet de ton tableau ?

Je ne travaille pas avec un sujet.Mon tableau ne porte pas une image représentative. Il est lui-même un sujet lors de son devenir. Il montre sa propre « réalité », sa propre « figure ». Le terme « sujet » ne m’appartient pas. Mon souci n’est pas de trouver l’expression du tableau. Au contraire, il me semble que c’est le regard de l’autre qui lui donne une expression.

Le regard de l’autre est donc ce qui travaille ton tableau et qu’il travaille ?

Ce qui travaille mon tableau et que je travaille est le fait de savoir comment se forme une présence sur une surface. Tu évoques un arrêt : mes tableaux œuvrent à cette mise en tension entre « arrêter » et « retenir ». Ce sont des respirations, des poses du regard et les signes d’un nouveau souffle. Ils sont présents à chaque étape et m’aident à créer une distance entre action et attente.

Comment ces étapes se franchissent-elles concrètement dans l’atelier ?

Je commence par une surface d’une couleur unique. Curieusement ce premier choix est un moment de liberté. L’étendue colorée est un territoire que je ne connais pas encore, qui est pleinement à explorer. Ensuite, je pose une forme colorée qui n’est pas encore suffisamment autonome et pas encore précise. Elle est là pour être transformée par des gestes ultérieurs et transcendée au fur et à mesure.

Cela se joue entre le dessin et la couleur, comme dans un collage ?

J’ai pu donner l’impression que je réalisais une sorte de collage de formes sur la toile. Ce processus est venu de la saisie d’un moment de ma vie quotidienne : un jour, je me suis rappelait que ma fille jouait avec les aimants que l’on colle sur les frigidaires. Chaque fois qu’elle les mettait dans sa bouche, je les lui retirais pour les recoller sur le frigo. En faisant ces gestes, je me suis rendue compte que la surface est un support réel et tangible. L’idée de suspendre et de coller est devenue le centre de mon questionnement. Dans ce travail, les formes s’accrochent sur la surface, ce qui donne cette vision de suspension, comme l’arrêt d’un moment.

Ce processus s’est ouvert à — et a ouvert — de nouvelles transformations ?

Mon travail a intégré d’autres soucis plastiques : les formes multiples qui occupaient plusieurs espaces différents sur la surface se sont rassemblées, centrées ou décalées en une seule forme, voire deux. Celles-ci se creusent, se superposent, s’entrecroisent, s’accumulent. Lorsque j’ai localisé un lieu, je tâtonne en fouillant, en modulant, en retournant, et même en revenant pour y trouver peut être un trésor.

La simplicité, comme en informatique, ne précède pas la complexité mais la suit ?

Une autre plasticité est apparue dans mon travail : l’unique couleur de départ est à présent réintroduite comme un élément actif et participe au devenir des formes déjà tracées. Elle revient les sculpter et les dépasser, les épouse ou bien les couvrir. Tous ces gestes multiples créent en effet une sorte de topographie qui contient les vécus des territoires transformés par le temps et les impacts extérieurs.

Cette transformation est-elle liée à une manière différente pour toi de regarder ton tableau ? Degas disait à propos du dessin : « Le dessin n’est pas la forme, il est la manière de voir la forme. »

Les vécus, les expériences picturales, les frustrations, les confusions sont de bonnes nourritures. L’intelligence du premier regard permet d’enregistrer très vite les informations et de les analyser. On ne sait pourquoi on comprend plus vite par l’œil que par le raisonnement. Mon cheminement plastique est lié à toutes ces perceptions qui troublent mon regard et déterminent les choix à faire pour inscrire ce que je n’ai jamais vu. Cette activité de la vision me pousse vers des terrains que je ne connais pas encore. Ainsi, peu à peu, le tableau se transforme. La manière de voir me donne la liberté d’affirmer ma propre pensée et d’accepter la non-compréhension. Ce mécanisme est salutaire pour l’évolution de mon travail.

Comment passes-tu d’un tableau à l’autre ? « Je suis en mesure de peindre un tableau parce qu’il doit y avoir une raison à opposer au précédent », dit Helmut Federle. Qu’en est-il pour toi ?

Tout est affaire de temporalité. Ce qui est éprouvé n’est déjà plus dans le présent, dans le moment où je m’oriente vers l’inconnu. Selon Héraclite, « on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve ». Seul le temps me permet d’avancer, même si ce qui appartient au précédent tableau me sert d’appui pour le suivant. Je ne suis plus dans l’actualité du précédent tableau dès l’instant où mon regard se tourne vers la nouvelle toile tendue : je suis dès lors dans l’aventure de la découverte d’une nouvelle terra inconita.

Fais-tu une distinction entre lumière et couleur ? Doit-on appréhender — et conserver le souvenir de — la lumière de ton tableau ou sa couleur ?

La lumière dans mes tableaux est le résultat des rapports de couleurs que je mets en place : la tension produite par ce rapport crée de la lumière. Celle-ci n’est pas différente de celle qui m’entoure lorsque je regarde. Je ne suis pas dans la lumière « fabriquée », théâtrale, une lumière d’effets comme dans la peinte classique ou impressionniste. Mon souci est de poser des couleurs qui, par leurs qualités propres, vont produire de la luminosité. Je suis sensible à une lumière sans effets « spéciaux » : la tableau n’est pas une lampe de poche ! C’est la qualité de la présence du tableau qui doit susciter la lumière.

Pourrais-tu déclarer comme Olivier Mosset : « J’essaie simplement de peindre et d’obtenir des tableaux qui ne soient rien d’autre que des tableaux. » ?

J’approuve ce propos radical. Lorsque j’envisage un tableau, je pense d’abord à son authenticité, à sa singularité. L’enjeu est de faire apparaître à chaque fois quelque chose d’évident et cette évidence doit susciter la différence de chaque tableau. Le tableau a « sa propre figure », sa propre humeur, sa liberté, son autonomie, son territoire ; par conséquent son rapport spécifique à l’autre.

Juillet 2013

Photo : Exposition A promise of Change, Belfort, production Centre d’art le 19, Montbéliard, 2013

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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