[Ombre, lumière, reflet. Entretien avec Daniel Buren]

buren

Peux-tu brièvement rappeler quelles œuvres tu as réalisées en Bourgogne ces dernières années et dans quelles circonstances ? Tu travailles relativement peu en France. À quoi tient cette situation ? Pourquoi avoir accepté de venir à Cluny après Bordeaux ?

Depuis l’ouverture en France, en dehors de Paris, de lieux pour exposer, la Bourgogne me semble avoir été particulièrement active, si j’en juge par les nombreuses invitations dont j’ai pu bénéficier. La plupart du temps il s’est agi d’expositions de groupe comme à Autun, Chalon, Dijon, Nevers et de quelques manifestations ponctuelles comme pour FR3 Bourgogne : à cette occasion, grâce au soutien de l’équipe du Coin du Miroir, j’ai pu expérimenter un type de travail très particulier qui consistait à introduire chaque soir, en direct, lors du Journal Télévisé, un nouvel élément visuel par agrandissement progressif et par des changements de couleur, ce durant un mois. Cela m’intéresse d’autant plus qu’il est extrêmement rare de pouvoir avoir accès directement au medium audiovisuel. Mes autres expositions personnelles se sont tenues chez Pietro Spartà à Chagny. En fin de compte beaucoup de choses, ce qui infirme l’idée que j’interviens peu en France. En fait (et c’est normal lorsqu’on pense que le monde ne s’arrête pas aux frontières de son propre pays) je fais beaucoup plus d’expositions en dehors de la France pour la simple raison que l’extérieur est, il me semble, plus vaste que l’intérieur ! Il est vrai en revanche qu’avant 1981/1982, mis à part mes expositions à Paris chez Yvon Lambert, je n’ai jamais été invité en France ni dans aucune représentation nationale à l’extérieur, soit plus de treize années au cours desquelles, heureusement pour moi, j’ai beaucoup travaillé à l’étranger ! Depuis mon exposition au CAPC de Bordeaux l’année dernière [1], j’ai beaucoup bougé, sans parler des expositions de groupe qui représentent souvent plus de travail encore que les expositions personnelles ? J’ai dû faire vingt-cinq expositions individuelles, de la Nouvelle-Zélande à l’Islande, en passant par les Etats-Unis, le Japon, le Canada, et toute l’Europe, dont six expositions en France : à Villeurbanne, Marseille, Saint-Etienne, et Paris trois fois. Cluny sera la septième. J’ai immédiatement accepté Cluny d’abord parce que l’invitation me fut adressé sur la recommandation de Jacques Vieille, artiste dont je respecte le travail et qui a exposé dans le même lieu l’année dernière, et puis parce que la ville de Cluny me proposait des dates qui convenaient à mon emploi du temps. Lorsqu’il s’agit d’accepter une exposition personnelle, sauf si le lieu est nouveau et qu’on l’inaugure, ceux qui ont exposé précédemment donnent de sérieux critères d’appréciation, permettant ainsi de dire sans hésiter : « oui », ou bien : « peut-être », ou bien carrément « non ». Bien sûr en venant sur place et en étudiant les possibilités offertes par un tel site, ma réponse positive spontanée s’est transformée en enthousiasme véritable au regard de l’attraction particulière qu’un tel lieu exerce.

Le contexte de cette exposition est plutôt celui d’un « no man’s land » institutionnel, en dehors du circuit musées-galeries-centres d’art. Quelle est la signification de ton intervention dans ce type de lieu ? Sur quel registre la situer à un moment où, principalement en France, certaines de tes positions sur l’actualité artistique ont déclenché de vivres réactions. S’agit-il d’un repli stratégique ?

Évidemment les Écuries de Saint-Hugues ne sont pour l’instant ni une galerie d’art, ni un musée, ni un centre d’art définis. Cependant, on peut dire qu’à partir du moment où une exposition s’y produit, ce lieu, provisoirement, est bien un centre d’art. C’est, quant à la possibilité de poser certaines questions sur l’art justement, malheureusement inéluctable. D’autre part, si je ne m’abuse, une partie du financement de cette exposition vient directement de la DRAC de Bourgogne, ce qui « institutionnalise » ce lieu au moins à 50 %. Cet espace n’est pas encore connu pour ce genre de manifestations et se situe en dehors des circuits habituels de l ‘art : c’est normal quand on commence, mais cela n’a aucune conséquence sur mon intervention. J’ai commencé mon travail il y a plus de vingt-cinq ans dans les lieux les plus inattendus et je continue à les utiliser autant que faire se peut. En comparaison, l’espace qui abrite mon exposition à Cluny fait aujourd’hui figure de lieu totalement institutionnel et prévisible par rapport à la charge culturelle qu’il induit. Le plus original est qu’il s’agit là d’un travail contemporain, fait sur le vif, alors que la tradition voudrait que cette ville et que ce qui s’y passe, généralement et culturellement parlant, soient plutôt tournés vers le passé. Quant aux « vives réactions » déclenchées à propos de certaines de mes prises de position, elles sont sans rapport avec cette exposition et ce pour au moins deux raisons objectives fort simples. Premièrement : je n’ai pas choisi d’exposer ici, on m’a invité. Donc la question d’un quelconque rapport entre mes prises de position et mon intervention devrait être posée à ceux qui m’ont invité. La deuxième raison est que, si je connais bien et pour cause les positions qui sont les miennes par rapport à certaines expositions et/ou certains artistes exhagonaux (positions que j’ai exprimées publiquement en co-signant récemment un texte avec Michel Parmentier, puis débattues au cours d’un long entretien avec le même dans Propos délibérés), je n’ai en revanche aucune idée des réactions que tout ceci a pu déclencher car personne à ce que je sache, à part une misérable réplique de Garouste dans Galeries Magazine à propos du premier texte et au sujet de laquelle je ne ferai, par charité, aucun commentaire, personne disais-je, n’a exprimé à ce jour et publiquement un point de vue quelconque sur ces opinions, ni pris une position vis-à-vis d’elles. On peut donc conclure, soit que ces opinions exprimées librement et publiquement sont nulles et non avenues, par conséquent et à juste titre tout le monde s’en fout (d’où un manque total d’échos : ce qui contredit totalement la question), soit comme tu le laisses entendre ces opinions n’ont pas laissé tout le monde indifférent, et si c’est le cas le courage n’étouffe pas ceux qu’elles ont pu choquer et ceux qui étaient directement critiqués puisque personne n’a osé répliquer, sauf peut-être dans les antichambres provinciales du monde de l’art, ce qui revient au même. Autre interprétation possible : d’accord avec les critiques que Parmentier ou moi-même avons développées, certains au fond préfèrent se taire en guise d’acquiescement. Ce qui confirmerait l’adage : « Qui ne dit mot consent ». Ainsi, quant à la première partie de ta question, je suis sans réponse puisque sans élément. Je sais et je peux dire que cette exposition à Cluny n’a rien d’un repli et encore moins d’une stratégie. La situer par rapport à un débat qui n’a pas eu lieu serait une franche imbécillité. Comme toutes les expositions personnelles ou de groupe que l’on accepte, cette exposition est l’occasion, à chaque fois renouvelée et formidable, de faire quelque chose que l’on ne connaissait pas auparavant : occasion de faire, de voir et de faire voir. Cette jouissance se passe entièrement de toutes arrière-pensées et, sans être le but, il est certain que si ce plaisir est partagé par d’autres, la dépense d’énergie que représente toujours l’exposition n’est plus alors totalement vaine ni par trop égoïste.

Dans un entretien avec Clare Farrow en 1990 [2], tu affirmes : « Tout, absolument tout, de l’architecture à la collection s’il y en a, de l’époque de l’année au discours du directeur de la galerie, peut être l’amorce d’un travail. » Le point de départ est donc, par définition, variable, éventuellement inattendu. Quelle est à Cluny l’amorce spécifique ?

À Cluny, lorsque je suis entré pour la première fois et dès la première seconde dans les anciennes écuries où l’exposition devait se tenir, « l’amorce » comme tu dis a été une impression fugace, non réfléchie mais très forte. À côté de la clarté et de la limpidité de la lumière extérieure, auxquelles venaient s’ajouter, fraîchement gravées dans ma rétine, les couleurs et l’ambiance très particulières données par les crépis recouvrant les maisons de la ville de Cluny, je fus frappé par le peu de lumière naturelle dans les Écuries et par la disparition de la variété des couleurs réduites soudainement à un camaïeu marron-beige, contrastant singulièrement avec l’ambiance colorée extérieure. Cette impression d’ensemble, aussi forte que rapide, fit se court-circuiter dans mon esprit et immédiatement (étant donné la ville dans laquelle je me trouvais et bien que cela se passât dans une ancienne écurie) les chocs d’ombre et de lumière qui caractérisent généralement l’ambiance lumineuse des églises, des cathédrales, des abbayes. C’et à partir de ces sensations fortes, difficiles à décrire) purement subjectives et tactiles à la fois, que j’ai commencé à réfléchir sur ce que voulait dire ce lieu, ce qu’il pouvait apporter, et finalement sur ce que l’on pouvait éventuellement y faire et/ou en faire.

L’utilisation de la lumière électrique n’est pas rare dans tes œuvres. Peux-tu rappeler quelles sont les pièces de ce type, autres que celle réalisée en Italie (La cabane lumineuse, 1985) ? À Cluny l’œuvre s’éclaire elle-même de l’intérieur. Comment as-tu conçu ce dispositif ?

Oui, j’ai utilisé très souvent la lumière électrique comme élément constituant de certains travaux et ce depuis fort longtemps. Lors de la Biennale de Paris en 1967, avec mes trois associés du moment, nous avions non seulement utilisé la lumière électrique pour projeter au plafond des diapositives, mais en plus, grâce à un système électrique assez sophistiqué, couplé à un enregistrement sonore, nous utilisions une batterie de projecteurs lumineux, genre projecteurs de théâtre, qui venaient tour à tour éclairer violemment chacun de nos toiles à l’appel de nos noms. Peu de temps après, en 1972, lors d’une exposition à Malmö organisée par Gary Schum et intitulée Projection, j’utilisais justement la lumière électrique à l’aide d’un projecteur qui, d’un cercle de lumière à la taille du mur, venait frapper fortement le papier rayé préalablement collé et, le recouvrant totalement, faisait surgir de façon presque éblouissante une circonférence rayée blanche et verte contrastant singulièrement avec les parties restées dans l’ombre. J’i d’ailleurs assez souvent repris ce travail au fil des ans et de différentes manières. On a pu voir en France quelques exemples au Nouveau Musée de Villeurbanne en 1986, ou bien au Musée des Arts Décoratifs à Paris en 1987. J’ai utilisé également la lumière électrique pour un travail effectué à Montréal, qui reprenait toute la signalisation électrique de l’exposition et se faisait à l’aide de caisson lumineux d’une forme spéciale, en les copiant, en les démultipliant et en les disposant finalement selon un certain ordre dans ma propre salle, à la fois comme éclairage et come œuvre. J’ai également exécuté, il y a une dizaine d’années, une série de caissons lumineux avec la galerie de Zurich. J’ai, comme tu le rappelles, réalisé une « cabane lumineuse » lors d’une exposition chez Tucci Rosso à Turin en 1985. Avant cela, au Van Abbe Museum d’Eindhoven, j’avais créé tout un dispositif labyrinthique plongé dans le noir et éclairé en certains points par diverses projections de diapositives se succédant sans interruption sur des tissus tendus ici et là et faisant fonction d’écrans dont les images, en apparaissant dessus, ponctuaient l’ensemble du parcours tout en l’éclairant. On a pu voir cette pièce également plus tard, réactualisée, en 86 et 87, à Villeurbanne et à Paris. À Marseille encore, dans l’espace qui s’appelait à l’époque l’Arco, une salle entière était constituée par une série de cages installées en damier, éclairées depuis l’intérieur. J’oublie bien d’autres travaux encore, mais je ne voudrais pas omettre Les deux Plateaux dans la Cour d’Honneur du Palais Royal : la moitié de l’œuvre (c’est-à-dire sa partie nuit) est fondée essentiellement sur une utilisation précise de la lumière, de la couleur des lumières, de leur disposition par rapport à l’architecture de l’œuvre et non de son éclairage à proprement parler ; l’œuvre étant la nuit « sculptée » par l’éclairage, de telle sorte que sa forme nocturne est bien différente de son apparence diurne. Même si j’affirme que le travail pour Cluny ne sera pas la redite d’aucun autre, l’utilisation de la lumière artificielle, de l’électricité en l’occurrence, n’est donc, en effet, ni nouvelle ni récente dans mon travail. Ici la lumière vient littéralement de l’intérieur, ce que d’aucuns pourront prendre, s’ils le désirent, comme une allusion possible à Cluny et à son histoire. J’ajouterai enfin que la lumière artificielle, en dehors de son utilisation spécifique pour « faire œuvre », comme dans les exemples cités plus haut ou comme dans le cas de différents artistes (de Flavin à Verjux, en passant par Mario Merz ou Nauman) est un élément indispensable à la vision des œuvres. De nombreux musées ou galeries n’ont qu’un misérable apport de lumière naturelle, voire aucun : lorsqu’elle vient à maquer (tombée du jour), la lumière artificielle permet d’éclairer, c’est-à-dire à proprement parler d’y voir clair. Le dispositif d’éclairage est si peu considéré comme primordial dans ces institutions qu’il est généralement impraticable parce qu’installé en dépit du bon sens. Dans les lieux où l’éclairage est essentiel, qu’il soit de source naturelle ou artificielle, on peut se poser bien des questions sur sa médiocrité et sur le peu de considération que les responsables et les artistes accordent à cette question. Au même chapitre, comment se fait-il que les musées d’importance moyenne ou grand n’ont, pour la plupart, jamais d’éclairagistes (seule l’exception confirme cette règle), alors qu’ils disposent de techniciens sachant accrocher et manipuler des œuvres parfois compliquées, délicates et lourdes, de menuisiers, d’électriciens, de spécialistes de l’accrochage (les conservateurs), de gardiens, de guides, de balayeur, de restaurateurs, d’archivistes, tous professionnels, choisis par les meilleurs de leur discipline ?

D’un point de vue strictement plastique, voire architectonique, comment as-tu « calé » ton intervention à Cluny ? Qu’est-ce qui a déterminé l’organisation générale ?

Ce qui m’intéresse ici, en dehors de la lumière dont j’ai parlé, c’est d’occuper l’espace entièrement et de donner au visiteur l’envie de le parcourir le plus complètement possible, avec son corps, avec ses yeux, et avec son esprit. Pour ce faire, j’ai rempli totalement sur toute sa surface et de haut en bas une moitié de cet espace coupé par sa diagonale, l’autre partie quant à elle est « remplie », si je puis dire, par le vide. Ce deuxième espace est exempt de toute intervention. Le mur le plus petit (largeur de la salle) est entièrement recouvert de miroirs et le reflet que cette surface occasionne vient, entre autres, mettre en jeu ce plein et ce vide. Cette organisation générale et définie n’est qu’un choix parmi d’autres possibles. On remarquera des résonnances très simples, à partir du matériau utilisé jusqu’à son exposition : tout comme le rythme des bandes (toujours un blanche, une colorée, une blanche, etc.), la disposition des « piliers » tendus de ce tissu alterné blanc et rouge est sous-tendue par un rythme : un plein (pilier) un vide, un plein (pilier), etc. Si l’on passe maintenant à la configuration du lieu, on a encore une division par deux : un espace touché, un espace non-touché. Sur les deux murs qui restent visibles et ne sont pas obstrués par les piliers translucides, nous avons l’un totalement intact et l’autre totalement recouvert (par les miroirs). C’est description n’est pas exhaustive.

On observe dans tes propos, d’une manière récurrente, l’utilisation insistante du terme « révéler ». De fait, depuis longtemps tes œuvres se sont données pour objet de révéler partie ou totalité d’un espace, de son histoire, ou même de son archéologie. La ville de Cluny est par excellence un lieu de mémoire. As-tu fait tienne cette préoccupation pour concevoir l’œuvre aux Écuries de Saint-Hugues ?

Il est fort possible que j’emploie souvent ce mot. Je m’empresse de dire immédiatement que n’y attache aucun sens religieux : je l’emploie toujours dans le sens concret de découvrir, dévoiler, faire voir, ouvrir les yeux sur… en d’autres termes : montrer le plus clairement possible ce qui est déjà visible, mais risque néanmoins de ne pas être remarqué ni même vu. À ce sujet, lorsqu’on débusque ce qui existe mais se cache, par exemple un lieu commun protégé jusque là par le statu quo, j’utilise alors le terme « révéler », la révélation en question prend, pour ceux qu’elle déstabilise, des allures de trahison. Par ailleurs, pour ce qui concerne le travail visible, ce terme est une appréciation qui vient souvent a posteriori et non a priori. En effet, je distinguerai deux sens quelque peu différents selon que le mot « révéler » est employé dans les écrits (où il peut recouvrir beaucoup de sens différents, jusques et y compris des intentions et donc des a priori), et son emploi par rapport au travail physique/plastique qu’il s’agit de regarder. En effet, dans ce cas, la plupart des aspects du travail se révèle lorsqu’il est fait et non avant. Ce qui est conçu pour Cluny n’échappera pas à la règle et, si dans ce travail quelque chose doit être révélé ou se révéler, je ne serai en mesure de le savoir éventuellement moi-même que lorsqu’il sera fait.

Comme au CAPC à Bordeaux, la présence des miroirs semble parachever un processus de dislocation (est-ce vraiment le mot ?) en instaurant un espace et une temporalité spécifiques à l’intérieur même du lieu. On remarquera aussi que ce mur-miroir induit un retour d’image sur le mode mimétique du reflet. Comment appréhendes-tu la question du statut de l’image en règle générale et dans ce type d’intervention en particulier ?

Je dirai que les miroirs que l’on trouve ici, comme dans bien d’autres travaux depuis plus de quinze années, ont pour ambition non de refléter, au sens élémentaire, mais bien de montrer certaines choses — ce que seuls ils sont capables de faire. J’oserai dire qu’ils ne miment jamais mais montrent autrement. De plus, ils transforment l’espace et permettent de voir davantage et différemment. De la même façon, un rétroviseur fait beaucoup plus que refléter mécaniquement des images. Il permet de prévenir, de faire voir sous un même regard deux choses opposées simultanément. Tout comme à Bordeaux, au moins quant au principe de base, l’utilisation des miroirs proposée ici, leur disposition, ne magnifie pas ou ne dédouble pas une image dont l’objet ne se suffirait pas à lui-même, a fortiori ne recouvre aucune intention narcissique (certains, n’ayant pas peur des clichés, se sont empressés d’énoncer cette brillante remarque à propos de la pièce du CAPC de Bordeaux) ; le miroir joue comme un troisième œil permettant de voir dans les coins, de définir exactement un angle en créant dans le même temps un point de vue impossible sans le dispositif en question. Au CAPC, le dispositif avait pour but principal de permettre pour la première fis au visiteur de dominer complètement le lieu en l’embrassant du regard, en le considérant de haut, au lieu d’être surtout, avant tout, dominé par celui-ci. À Cluny, il permet de donner ru recul, d’agrandir virtuellement l’espace vide afin de pénétrer plus aisément dans l’espace plein, réel celui-là : les miroirs ainsi utilisés donnent au spectateur la possibilité de se voir dans le lieu au moment même où il l’appréhende (à Bordeaux le spectateur ne se voyait jamais dans les miroirs à moins de contorsions invraisemblables). Grâce à cet effet réfléchissant, le spectateur prend conscience non seulement des caractéristiques particulières de l’espace transformé, mais également de la place de son propre corps par rapport à l’ensemble du dispositif. En dehors e son propre corps (qu’on ne peut jamais voir en entier, « réellement »), toutes les autres images qui se reflètent sont à chaque instant contrôlable avec leur origine. On peut distinguer successivement comment l’œil et le miroir les reçoivent. Une dialectique peut alors s’instaurer entre les déformations spécifiques de l’un et de l’autre. Enfin, la position des miroirs par rapport à l’orientation des écuries (c’est-à-dire à droite en entrant) et le fait qu’ils sont exactement perpendiculaires à leur axe, offrent deux commentaires possibles. L’un sur le travail, l’autre sur une parcelle de l’histoire de Cluny. Sur le travail : du fait de la parfaite mise en place des miroirs à 90° par rapport aux murs adjacents et simultanément aux piliers qui soutiennent le plafond des écuries, ces derniers ne déforment pas, ne serait-ce que d’un demi degré, la réflexion qu’ils occasionnent : ni par rapport au mur adjacent (celui-ci se disposant alors directement de l’autre ôté du miroir à 180°) ni par rapport aux piliers, ceux-ci se réfléchissant en parfaite ligne droite les uns après les autres. L’exacte linéarité du prolongement artificiel du mur adjacent, garantie par ces miroirs, souligne le seul angle non droit de tout l’espace, c’est-à-dire celui créé par la diagonale formée de l’agencement des parallélépipèdes tendus de tissu blanc et rouge. Un défaut, même minime, dans la position des miroirs aurait en revanche fait apparaître un angle entre le mur adjacent et sa réflexion, ce qui aurait rendu la lecture de la diagonale géométrique — soulignée par la disposition de la rangée de parallélépipèdes — beaucoup moins claire, voire illisible. Sur l’histoire de Cluny enfin : la démultiplication parfaitement linéaire de la succession des piliers qui supportent le plafond donne l’impression que les écuries se continuent beaucoup plus loin sur la droite que dans la réalité. Cette illusion — qui pourrait n’être que cela et donc, dans mon esprit, n’avoir que très peu d’intérêt — « imagine » en fait ce que devaient être exactement ces écuries quelques siècles plus tôt, avant qu’on ne démolisse un partie pour permettre le passage de la rue qui les jouxte et qui existe encore aujourd’hui. L’image réfléchie, donnée par la disposition des miroirs, en démultipliant les piliers centraux et en allongeant le mur, au lieu de la simple illusion de profondeur qu’elle devrait constituer, restitue en fait, paradoxalement, un fragment objectif de la mémoire architecturale des lieux, non franchissable, mais bien là visuellement.

Avec la participation de Pascal Pique. Relu et corrigé par Daniel Buren, entre Paris et Cluny, le 25 juin 1992

[1] 1981

[2] In Daniel Buren, Les Écrits, vol. III (1984-1990), CAPC Musée d’art contemporain de Bordeaux éditeur, 1991

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Première parution : Catalogue Daniel Buren, Ombre – Lumière – Reflet. Travail in situ., Écuries de Saint-Hugues, Cluny, juin-septembre 1992

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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