[La honte ]

« Je veux voir son désordre, et jouir de sa honte. » Racine

HONTE 1

Sans corps ni décor

Comment, en un lieu qui fut celui de l’isolement, de la retraite, du retrait, poursuivre, selon la Parole de l’Imitation, « l’ombre que l’on appelle un grand nom » ?

Comment intercepter, par quel jeu retors de lumière, ce nom opaque ? Ombre illustre et séparée. Sans corps. Sans décor.

Courir après une ombre est se livrer à toutes sortes d’espérances chimériques. C’est-à-dire échouer.

Rien n’est livré du décor de son ultime séjour. « Presque », « rien ». Quel secret rechercher dans l’ombre de ces deux mots.

C’est comme si le goût d’écrire avec soin le dispensait de décrire les derniers objets ordinaires qui l’entourent.

Décrire : avec des mots cela revient à travestir.

Seul, de ces choses, nous revient un mutisme, comme retenu dans la césure d’un vers qui le porte à son comble.

À quoi bon restituer un décor que la rigueur du vers nous épargne ?

Les mots ont absorbé, sinon les objets, du moins l’esprit des choses.

Que dire d’une si constante prétention ? Peut-être le vers ne peut-il à la fois toucher l’esprit et la chose, se retirer simultanément dans ces deux mondes ?

L’objet, contre l’idée, affirme que tel jour est comme tous les autres jours. Par conséquent la pensée s’éloigne, comme la sagesse pour Héraclite : à l’écart, souveraine, outrageusement séparée de tout.

Les objets ? — Nos vieilleries ! Et, plus grave : — Tu aimes tout cela, et voilà pourquoi je ne puis vivre auprès de toi.

Le jeu est de se souvenir. Mais de quoi ? De ce dont les derniers mots nous éloignent ?

Mieux vaut cacher son ignorance. Cesser de vouloir à tout prix que soit ce qu’on souhaite.

De quelque agilité dont nous pourrions disposer, il reste que ce corps n’est pas le nôtre.

C’est comme si, désespérés, nous souhaitions atteindre l’inespéré qui, par définition, est insituable.

Reconstruire une image dans un dédale d’images inconnues. La ruiner alors instantanément. Et s’y ruiner.

Se voir capable d’exprimer ce qu’on n’a jamais vu. Rester sur cette illusion. Attendre un impossible coup de théâtre.

Si ce corps pouvait nous être restitué, nous reviendrait-il changé ? — Tout ce qui a une forme se pénètre d’un devoir. Tout ce qui éclaire se pénètre de la forme qu’il éclaire.

De quel devoir s’autoriser ? — Chercher, où c’est, quelque chose de pareil.

Qui donc découvrir en ce lieu ? Faute de lui, soi ? — Non, ce semble que non, vantardise ! Il faut en rabattre.

La langue donc importe seule ? — La langue, dont voici l’ébat.

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La honte

J’ai honte

peut-on lire en milieu de page comme un titre.

J’ai honte c’est pourquoi j’écris.

Après avoir cherché, pire avoué, tant de raisons toujours fausses, on en arrive comme à regret à cette conviction.

La honte seule justifié la persistance d’une aussi misérable activité.

Est-on seulement arrivé ?

En une telle circonstance, arriver ne veut rien dire.

Le mot « activité » est certes vulgaire, mais d’une vulgarité moindre au regard des années d’illusion au terme desquelles on découvre qu’on n’est plus dispensé d’avouer sa honte.

Honte de cette honte retenue en soi.

Honte de ne disposer de rien qui puisse l’altérer, la chasser ou, pour dire mieux, la perdre.

Honte de n’avoir jamais su ni chasser, ni oublier, ni perdre.

Honte d’éprouver qu’écrire fait horreur.

Honte des livres qui se sont, pour ainsi dire, écrits tout seul, de cette écriture banale, extrême.

Honte de n’aimer que ce qui est banal, extrême.

Honte ne n’avoir pas su se dispenser d’écrire.

Honte d’avoir voulu répondre.

Honte de vous avoir écrit.

Honte de n’avoir plus rien à faire, et de ne faire plus rien.

De s’inventer des nécessités pour ne pas avoir l’air de ne rien faire.

Honte d’écrire ce qu’on peut.

Honte de ne pas écrire comme tout le monde.

Dijon, août 1987.

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Paru à Passage, en septembre 1987

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