D’aucuns pourraient penser que peindre va de soi. Sait-on comment un peintre vient à la peinture ? Sait-on comment cette venue se manifeste ? Est-ce que dans le temps où le peintre va à la peinture la peinture vient à lui ? Ces considérations appellent une question plus essentielle : qu’est-ce que faire de la peinture — ou faire la peinture, comme l’exprime en raccourci Niele Toroni ? Pour Denys Zacharopoulos, « faire de la peinture consiste à instaurer, chaque fois à nouveau, le moment de sa possibilité. »[1] Instaurer le moment d’une possibilité revient à adopter une position vis-à-vis de la peinture : il s’agit à la fois de la faire et de la questionner, de l’interroger en tant que telle et en tant qu’elle se manifeste comme entité générique d’où chaque tableau est retranché. L’orientation du travail de Melody Raulin, sinon la pratique, est singulière : elle peint comme sans peindre. Elle pose de la matière colorée sur un support papier mais n’utilise pas les matériaux et outils réputés indispensables pour peindre. La couleur, l’espace, la lumière sont présents : ils constituent même autant d’indices sinon de preuves que l’on peut faire de la peinture à partir de toute chose, voire que toute chose peut devenir peinture. Selon Wittgenstein, faire de la peinture est faire voir : « C’est une démarche propre à la peinture que de faire voir une tache de lumière par le moyen d’une couleur. »[2] Lorsqu’un peintre peint une couleur, on peut imaginer qu’il la choisit, qu’il la distingue, ou encore qu’il l’adopte. Une couleur adoptée est une couleur possible. Une couleur possible est, pourrait-on dire, une couleur méritante, au sens où elle a su se faire choisir, a réussi à se faire peindre. Une couleur qui a su se faire choisir et a su se faire peindre est une couleur qui donne à penser. Pour Bruce Nauman, donner à penser est le plus grand effort que la peinture puisse produire. Selon ses propres termes, Melody Raulin « compose des ensembles colorés de gestes provoqués et d’accidents ». L’accroissement de ces ensembles tient à leur réitération, pour ne pas écrire à leur répétition, car au sens strict la répétition en peinture n’existe pas. Plutôt que répéter, la peinture, selon l’expression judicieuse de Gérard Gasiorowski, « emporte la peinture »[3], ce qui confirme qu’on n’en invente le cours et l’ampleur qu’en l’amplifiant. Melody Raulin précise : « Mon processus explore des phénomènes inframinces, via la liquidité, le lavis ou la dispersion ». On ne trouve dans ce processus aucun véritable « sujet », aucun élément ou événement de représentation que l’on pourrait proprement identifier. Les formes que l’on rencontre ne sont pas des motifs, plutôt des propositions de perception, des potentiels de sens dont la source et l’identification ne sont pas à première vue discernables. Les phénomènes inframinces offrent au regard leur simple matérialité. Ils émergent, comme le trait du pinceau dans la peinture chinoise. Probablement ne résultent-ils pas d’un calcul mais d’une attention, c’est-à-dire d’un effort de patience, de précision, de soin. On imagine que pour peindre ainsi, fut-ce sans pinceau, il faut avoir beaucoup regardé, aussi bien le plein que le vide des choses, le rien, l’étendue de ce rien, sa vacuité. Avec l’avènement de la peinture moderne, le peintre est devenu quelqu’un qui pose clairement un regard sur les objets du monde, qui les voit. Ce que l’on regarde dans les œuvres sur papier de Melody Raulin, c’est la simplicité des couleurs et des formes, quelque chose comme une « élémentarité ». Cette notion est composée de données et de signes extraits du paysage quotidien, que nous ne voyons pas, que seule la peinture capte et dépose sur un support. Ces données et ces signes entrent mystérieusement dans la perception du peintre, qui semble être le seul à les recevoir, à les voir : « Ce qui se révèle ne se livre pas à la vue, tout en ne se réfugiant pas dans la simple invisibilité. » (Maurice Blanchot). Ce qui se révèle résulte, du moins peut-on le supposer, d’un équilibre audacieux entre ce qui a trait au hasard et ce qui a trait au calcul. À la surface du papier, la trame est couverte en partie ou en totalité mais continue à transparaître, dépasse sur les bords, forme des stries et se décline en maintes péripéties colorées. Comme en musique, l’exécution semble relever d’une improvisation contrôlée et d’une certaine insouciance : les matières jouent entre elles et déclinent librement l’éventail de leurs possibilités. L’activité des traits, des marques et taches de couleur est intense, parfois saturée. Tantôt les traces voisinent sans se recouvrir, tantôt elles se chevauchent, emplissent l’espace qui devient une sorte de paysage abstrait. Le support est appréhendé comme un matériau à part entière. C’est un espace de conversation au sein duquel dialoguent les rapports magiques de la figure et du fond, de la ligne et de la couleur, qui donne à tous ces éléments une égale présence. Un peu comme si le quoi et le comment, les sens et les signes se concertaient. Les changements, les progressions viennent de ce que tantôt l’un, tantôt l’autre va plus loin et qu’ils se contraignent ainsi perpétuellement à se dépasser pour se rejoindre. Melody Raulin pourrait reprendre à son compte ce propos judicieux de Sylvie Fanchon : « Je peins opaque, à l’horizontale, avec une matière qui doit être non neutre, non expressive, non psychologique, sans genre en quelque sorte : une matérialisation qui ne mime rien sauf elle-même. [4]
Avril 2018
[1] Denys Zacharopoulos, Capriccio, Adrian Schiess, L’œuvre plate, Analogues, 2005
[2] Ludwig Wittgenstein, Remarques sur les couleurs (III, 77)
[3] Dans un entretien avec Bernard Lamarche Vadel.
[4] Sylvie Fanchon, Conversation avec Jean-Pierre Cometti, in cat. Sylvie Fanchon, Analogues, 2007